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Chronique

Dans le monde étrange des taux d’intérêt négatifs

Imaginez un monde où le banquier vous verse des intérêts pour que vous lui empruntiez... Nous y arrivons. Dans ce monde, l’économie tourne à l’envers. Une situation qui vient non du jeu des marchés mais de sa crise.

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Fabien Clairefond pour Les Echos

Par Jean-Marc Vittori

Publié le 22 févr. 2016 à 15:54

Vous voulez emprunter, chère Madame, cher Monsieur ? Entrez donc. Combien vous faut-il ? Un million ? Le voici. Pour vous remercier de nous avoir choisi, nous vous donnerons chaque année 5.000 euros . C’est nous qui vous verserons des intérêts, non l’inverse. Vous reprendrez bien un petit million ?

Ceci n’est ni un conte ni une légende. C’est l’étrange réalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Un monde où il vaudrait mieux garder l’argent sous le matelas plutôt que déposer à la banque, où les grandes entreprises devraient se dépêcher de régler leurs fournisseurs pour éviter l’érosion de leur cash, où les Etats devraient emprunter en masse pour leurs projets d’avenir, à commencer par la lutte contre le réchauffement climatique. Un monde où nous sommes censés préférer le futur au présent - car le taux d’intérêt est le prix du temps.

Ce monde difficile à concevoir est pourtant bien réel. Aujourd’hui, un quart de la dette publique européenne se négocie sur les marchés à des prix reflétant un taux d’intérêt négatif. Des grandes entreprises comme la suisse Nestlé ont levé des capitaux en promettant de moins rembourser qu’elles n’empruntent. A l’échelle mondiale, plus de 7.000 milliards de dollars d’obligations publiques offrent des rendements inférieurs à zéro.

Les historiens ont cherché des épisodes comparables. Leur pêche est maigre. Quand Rome a mis la main sur l’or des pharaons, un peu avant la naissance de Jésus-Christ, les taux d’intérêt sont tombés de 8 à 4 % - ce qui correspond à un taux nul voire négatif aujourd’hui, car les coûts de transaction ont beaucoup baissé. Le pouvoir a alors évité de relever les impôts pendant un demi-siècle - un scénario qui semble aujourd’hui peu probable. Les taux étaient aussi descendus très bas au début du XVIIe siècle à Gênes, plaque tournante de l’or ramené d’Amérique par les Espagnols. Un siècle plus tard, l’éclatement de la bulle spéculative gonflée en France par l’Ecossais John Law avait laminé les taux à 2 %. Mais jamais le loyer de l’argent n’avait été négatif -sauf après inflation, ce que les économistes appellent le « taux réel ».

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Les premiers épisodes de taux négatif furent très temporaires. En 1979, la Banque nationale suisse avait fixé un taux inférieur à zéro pour freiner (déjà !) la hausse de son franc. Ils sont devenus beaucoup plus fréquents depuis la crise financière de 2007-2008, faisant leur première apparition en 2011 et gagnant de larges parts des marchés en 2015, quand l’effondrement des cours du pétrole a ravivé les craintes de déflation.

Les juristes y perdent leur latin : dans tout contrat de prêt, le remboursement intégral est une obligation pour l’emprunteur. Les économistes, eux aussi, manquent de repères. Dans son célèbre manuel qui a formé des millions d’étudiants, le Nobel Robert Samuelson comparait dans les années 1970 les taux négatifs au zéro absolu du thermomètre : « On peut concevoir que l’on s’en approche d’aussi près que possible, mais il est presqu’inconcevable que l’on puisse jamais atteindre le point du taux d’intérêt nul. » Aux Etats-Unis, l’économiste Larry Summers a élaboré la théorie de la « stagnation séculaire » en reprenant des raisonnements de Samuleson, qui était son oncle. Une stagnation qui vient de la demande trop faible et non d’une offre anémiée, thèse de son collègue Robert Gordon qui estime que le progrès technologique ralentit. Summers explique que l’investissement faiblit, pour plusieurs raisons - baisse de la population active, diminution du prix des machines, incertitudes, etc. En face, l’épargne augmente,notamment à cause du vieillissement de la population et de l’accroissement des inégalités (il gonfle le revenu des plus favorisés, qui épargnent le plus). Ben Bernanke, l’ancien président de la banque centrale des Etats-Unis, avait développé cette analyse à l’échelle mondiale il y a dix ans, parlant de « saving glut » (excès d’épargne). Dans leur logique, le taux d’intérêt négatif s’explique donc par le libre jeu du marché : l’investissement « trop faible » et l’épargne « trop forte » s’équilibrent à un taux inférieur à zéro.

Sauf que... les taux négatifs ne doivent rien au libre jeu de l’offre et de la demande. Cette situation « ne correspond pas à un équilibre du marché mais à un déséquilibre imposé par les banques centrales », souligne Denis Kessler, le PDG du réassureur Scor qui parle de « répression financière ». Dans le même recueil (1), Hervé Hannoun, ancien directeur général adjoint de la Banque des Règlements internationaux (la banque des banques centrales) pointe aussi le rôle des banques centrales. Si les grands argentiers cessaient leurs interventions massives, les taux d’intérêt s’envoleraient aussitôt, provoquant l’effondrement d’une finance mondiale encore bien trop fragile et la faillite d’Etats beaucoup trop endettés. Voilà pourquoi les banquiers centraux maintiennent des politiques très coulantes. Avec des taux négatifs au Danemark, en Suisse, dans la zone euro, au Japon. Et aux Etats-Unis, la présidente de la Fed, Janet Yellen, admet y penser... alors qu’elle vient de relever les taux pour la première fois en dix ans.

Que nous révèlent au fond les taux d’intérêt négatifs, qui menacent les épargnants et les assureurs, qui gonflent des bulles spéculatives pour pas cher ? D’abord que l’argent liquide est devenu marginal - sinon tout le monde se précipiterait dessus. Ensuite, que le marché marche mal. Plus de sept ans après le pic de la crise, des canaux vitaux restent bouchés et des pans entiers de la finance restent sous la coupe des banquiers centraux. Rien n’a été réglé. Enfin, comme le dit l’économiste Kenneth Rogoff, cette valeur négative de l’argent traduit le surendettement de la planète. Un surendettement devenu si lourd que la finance craquerait avec des taux « normaux ». Les taux négatifs constituent la meilleure preuve que la crise est loin d’être finie.

(1) le même recueil , Institut Messine, janvier 2016 (téléchargeable sur Internet).

Jean-Marc Vittori

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