Trumperie

Etats-Unis : chômage, un taux trop bas pour être vrai

Le faible chiffre vanté par Donald Trump cache une tout autre réalité : plus de 20 millions d’inactifs ne sont pas comptés et le sous-emploi persiste.
par Frédéric Autran
publié le 30 septembre 2018 à 19h56

Avec un chômage à 3,9 %, au plus bas depuis 2000, et près de 4 millions d'emplois créés sous sa présidence, Donald Trump a des raisons de se réjouir. Il ne s'en prive pas d'ailleurs, à l'approche des élections de mi-mandat, à risque pour sa majorité. «L'économie américaine est plus florissante que jamais. Les demandes d'allocations chômage sont au plus bas en cinquante ans», s'est ainsi félicité le Président, mardi, à la tribune des Nations unies. «Pris dans sa globalité, et du point de vue purement statistique, le marché du travail aux Etats-Unis est très dynamique et très tendu», analyse l'économiste Robert Lerman, chercheur au Urban Institute.

Mais le seul taux de chômage, que Donald Trump lui-même qualifiait, avant son élection, de «chiffre bidon» largement sous-estimé, masque une réalité beaucoup moins reluisante. Premier bémol : le taux de participation au marché du travail, passé de 66 % en 2008 à 62,7 % aujourd'hui chez les plus de 15 ans. Les facteurs sont multiples, et pour certains décorrélés de l'état de l'économie : augmentation du nombre d'étudiants, retraite des baby-boomers.

Les chiffres des 25-54 ans illustrent toutefois une tendance préoccupante : la part croissante d’adultes inactifs, d’hommes en particulier. Au sein de cette catégorie, le taux d’activité est passé de 91 % avant la crise de 2008 à moins de 89 % aujourd’hui. Selon les chiffres du Bureau of Labor Statistics (BLS), ce sont ainsi 23 millions d’adultes inactifs de 25 à 54 ans qui échappent totalement aux statistiques sur l’emploi. Ni chômeurs ni travailleurs, ils incarnent une forme alarmante de rupture sociale. Nombre d’experts attribuent en partie ce phénomène à l’épidémie des opiacés qui ravage le pays.

Faillites de seniors

Autre nuance à cette économie «florissante» : de plus en plus de seniors travaillent, certains par choix, la majorité pour raisons financières, n’ayant pas économisé suffisamment pour financer leur retraite, en complément des maigres pensions publiques. La tranche des plus de 65 ans est d’ailleurs la seule où le taux d’activité progresse. Selon le BLS, il est passé de 15,4 % en 2006 à 19,3 % en 2016, et pourrait atteindre 23 % en 2026. Signe supplémentaire de la précarité grandissante des personnes âgées aux Etats-Unis, une récente étude du Consumer Bankruptcy Project conclut que le nombre de faillites de seniors a quintuplé depuis 1991.

Parmi les arguments mis en avant par l'administration Trump pour souligner la vitalité du marché du travail : l'augmentation des salaires. En août, ils ont progressé de 2,9 % sur un an, en légère hausse par rapport à juillet (2,7 %). La croissance de la rémunération reste toutefois nettement inférieure aux quelque 4 % d'augmentation qui, pour nombre d'économistes, devraient découler d'un taux de chômage aussi bas. «Je m'attendais certainement à ce que les salaires réagissent davantage à la réduction très significative du chômage que nous avons eue. […] Je ne dirais pas que c'est un mystère mais c'est un peu déconcertant», reconnaissait en juin le président de la Réserve fédérale américaine, Jerome Powell.

Réservoir

Dans une étude publiée cet été, deux professeurs d'université, dont un ancien économiste de la Banque d'Angleterre, apportent un élément de réponse. Selon David Bell et David Blanchflower, le marché du travail américain ne serait pas en aussi bonne santé que le taux officiel le laisse penser, à cause notamment de la persistance du sous-emploi. «Dans la période post-récession, le sous-emploi a remplacé le chômage comme principal indicateur qu'il y a encore du mou dans le marché du travail, écrivent-ils. Une grande quantité de travailleurs à temps partiel, à la fois ceux qui ont choisi ce rythme et ceux qui le subissent et préféreraient un emploi à temps plein, déclarent vouloir davantage d'heures.» Selon les auteurs, ce réservoir de main-d'œuvre disponible remet en question la thèse du «plein-emploi» aux Etats-Unis et explique pourquoi les employeurs ne sont pas encore réellement incités à proposer des rémunérations plus élevées.

En outre, deux données supplémentaires incitent à nuancer les bénéfices du léger redressement des salaires, observé ces derniers mois. D’abord l’ampleur des inégalités en la matière. Entre 2009 et 2015, plus de 50 % des gains salariaux ont bénéficié aux 1 % des Américains les plus riches, selon Emmanuel Saez, économiste à l’université de Berkeley (Californie). Et rien n’indique que cette tendance s’est résorbée depuis.

Pyramide

La seconde tient à l'inflation, qui a atteint en juillet, à 2,3 %, son plus haut niveau depuis six ans, effaçant ainsi une grande partie du bénéfice pour les salariés. Le «revenu horaire moyen réel» (real average hourly earning), un indicateur calculé par le BLS en tenant compte de l'inflation, témoigne d'ailleurs d'une stagnation du pouvoir d'achat. Entre août 2017 et août 2018, il n'a progressé que de 0,1 %. Enfin, au moment de décrypter le marché de l'emploi aux Etats-Unis, comment ne pas souligner les profondes inégalités qui le caractérisent ? «Les inégalités aux Etats-Unis, aujourd'hui, sont comparables à ce qu'elles étaient ici, en France, avant la Révolution», a déclaré jeudi à Paris Neil Dwane, responsable de la stratégie globale pour Allianz Global Investors. En 2016, les 10 % d'Américains les plus riches concentraient 47 % des revenus nationaux, contre 34% en 1980. A l'autre bout de la pyramide, le BLS a comptabilisé 7,6 millions de «travailleurs pauvres» en 2016, soit 4,9 % de la population active. Les Noirs et les Hispaniques sont deux fois plus représentés que les Blancs au sein de cette catégorie. Et sans surprise, la pauvreté touche une part beaucoup plus élevée de travailleurs à temps partiel (12,2 %) qu'à temps plein (3,1 %). Parmi ces travailleurs pauvres, certains ont plusieurs emplois, une pratique qui concerne plus de 7,5 millions d'Américains.

Dans un triptyque de couvertures choc, mi-septembre, le magazine Time a dénoncé la précarité des enseignants du public aux Etats-Unis, souvent contraints d'exercer une activité d'appoint pour joindre les deux bouts. Et ce, alors que les mouvements de grève se sont multipliés cette année dans l'éducation ( Libération du 16 mai). Signe qu'avoir un emploi aux Etats-Unis ne signifie pas, loin de là, avoir un emploi de qualité ou suffisamment rémunérateur.

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