Monsanto et ses «trolls» : aux racines du soupçon

ENQUÊTE. Des documents que nous révélons montrent à quel point la multinationale s’est impliquée dans des groupes de discussion en ligne réunissant chercheurs et lobbyistes pour répliquer aux détracteurs de ses produits.

 Monsanto a intrigué à plusieurs reprises avec des chercheurs sur un groupe privé Yahoo, AgBioChatter.
Monsanto a intrigué à plusieurs reprises avec des chercheurs sur un groupe privé Yahoo, AgBioChatter. LP

    Le climat délétère qui entoure aujourd'hui les débats sur le glyphosate, sur Twitter notamment, trouve ses racines dans l'intense controverse sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) née dans les années 2000, qui se joue depuis pour une grande part sur Internet. Les invectives sont les mêmes : d'un côté, les « anti », des « obscurantistes » qui lutteraient contre le progrès et « la science » et capitaliseraient sur « la peur »; de l'autre, les « pro », des lobbys puissants, « vendus à Monsanto », qui dans l'ombre instilleraient « le doute » sur la dangerosité de ses produits, au moyen de « trolls ».

    Il serait absurde de voir la main de Bayer-Monsanto derrière chaque message favorable à l'herbicide. Difficilement démontrables s'agissant des réseaux sociaux, les accusations anciennes de tirs coordonnés sont néanmoins corroborées par les Monsanto Papers, ces e-mails que l'ancien géant des pesticides est contraint de révéler dans le cadre de procédures judiciaires. Ces dernières années, des documents irréfutables ont montré que des chercheurs ont rendu service à la société et bénéficié de ses largesses.

    Sans aller jusqu'à être payés par la firme, d'autres se sont parfois rendus complices collectivement des méthodes moralement contestables de Monsanto, entre influence et dénigrement, que Le Parisien va tenter de décrire à la lumière de nouveaux documents.

    AgBioChatter, association de détracteurs

    Depuis deux ans que « parlent » les Monsanto Papers, un nom revient régulièrement : celui de Gilles-Eric Séralini. Auteur d' une étude très controversée sur les liens entre OGM et tumeurs en 2012, le biologiste français a défendu ses travaux en janvier devant les caméras d'Envoyé Spécial. Aux yeux de ses détracteurs, sa présence même discréditerait l'enquête. « Il ne faut pas parler de lui. S'il avait travaillé aux Etats-Unis, il se serait fait virer », jure une chercheuse qui prête à son confrère un manque de déontologie.

    Quoique l'on pense de ses recherches, Séralini est pourtant un cas d'école : les Monsanto Papers montrent qu'une poignée de scientifiques se sont ligués à la firme dans le but de nuire au Français. Comment ? Avec un lieu de réunion virtuel : un groupe de discussion privé Yahoo, AgBioChatter, auquel participent des chercheurs mais aussi plusieurs représentants de Monsanto. Le principe est simple : on envoie un e-mail à une adresse commune et il est reçu par tous les membres.

    Quand, le 19 septembre 2012, Le Nouvel Observateur (rebaptisé depuis L'Obs) publie la retentissante étude sur les OGM de Monsanto, le Roundup et les rats, un universitaire de l'Oklahoma partage sur AgBioChatter quelques angles d'attaque. Mais met en garde le forum sur les risques que représenterait une prise de position hostile à Séralini en France. « Quelqu'un possédant des compétences scientifiques doit immédiatement qualifier cet article de science falsifiée et frauduleuse » mais ce scientifique « doit vivre aux États-Unis afin d'éviter les lois sur la diffamation pénale en vigueur en Angleterre, en France, au Pérou, etc. », suggère Drew L. Kershen, dans un e-mail rendu public l'an dernier par l'ONG américaine US Right To Know.

    Deux jours après cet avertissement, le lobbyiste américain Henry Miller, également membre d'AgBioChatter, transmet à la Monsanto un brouillon d'article au vitriol à amender avant envoi au magazine Forbes, dont il est chroniqueur. Il y accuse notamment l'étude Séralini d'être « frauduleuse ». Comme le montrent des documents que nous nous sommes procurés, Eric Sachs, un employé de la firme, annote le texte, le 22 septembre, à cinq endroits.

    Alors que Henry Miller propose de qualifier Séralini de « scientifique le plus stupide et le plus incompétent de la planète », Sachs suggère plutôt au physicien de retenir ses coups, cette affirmation pouvant être vu comme « une attaque personnelle inappropriée ». Miller exécutera. Il sera plus tard démontré que le scientifique zélé a touché de l'argent de Monsanto pour un article de 2015 auquel il a pourtant peu participé, comme l'a expliqué Envoyé Spécial. Au vu du conflit d'intérêts, plusieurs articles co-signés par Miller et parus dans Forbes ont depuis été dépubliés.

    « Punir » le directeur de la revue

    En 2012, un autre scientifique est « remercié » par Monsanto pour services rendus, Wally Hayes, consultant pour la firme pour 400 dollars de l'heure. Mais l'éditeur de la revue Food and chemical toxicology (FCT) commet à cette époque-là une erreur : il publie l'étude de Séralini sur les rats. À nouveau, les alliés de Monsanto qui se donnent rendez-vous sur AgBioChatter seront plus royalistes que le roi, comme le montrent de nouveaux documents.

    La contre-offensive passe cette fois par l'envoi de lettres de scientifiques à la revue qui a publié l'étude pour obtenir sa rétractation, un pas en arrière de l'éditeur qui sonnerait comme un désaveu. Des e-mails divulgués l'an dernier montraient qu'à la date du 26 septembre 2012, la multinationale était assurée du soutien de l'un de ses plus indéfectibles alliés, l'universitaire Bruce Chassy, qui a co-signé l'article de Henry Miller de 2012 dans Forbes. Mais le leader des phytos souhaite que son « réseau d'experts » d'AgBioChatter se mouille, plus largement.

    Sur le groupe Yahoo, les « experts » peaufinent une lettre collective à la revue, dans l'espoir qu'elle renie le papier de Séralini. Réunissant 25 scientifiques, elle sera diffusée le 7 novembre 2012 sur le site de Food and chemical toxicology. Jusqu'ici, les Monsanto Papers montraient que la firme était au courant dès le 28 septembre de cette lettre, mais qu'elle ne souhaitait pas y être publiquement associée. Les nouveaux documents révèlent que le texte a tourné au sein de l'entreprise et que Monsanto a discuté les modalités de sa diffusion, excluant même sa publication dans un grand quotidien français!

    « Plusieurs sur Chatter (AgBioChatter, ndlr) demandent que la lettre écrite par 25 scientifiques soit partagée publiquement et mise à profit. La suggestion la plus récente est de la traduire et d'essayer de la faire paraître dans Le Monde », écrit Eric Sachs à plusieurs de ses collègues, le 30 septembre. L'employé de Monsanto, qui craint qu'une diffusion large empêche la rétractation de l'étude, freine des quatre fers : « Il y a une petite cohorte sur Chatter qui veut "punir Hayes" mais ça manque de vision. […] J'exhorte le groupe Chatter à être patient. » Stratégie payante : l'article de Séralini sera effectivement retiré.

    Le Français Marc Fellous, signataire de la lettre et membre d'AgBioChatter, dit avoir ignoré non seulement que Monsanto était à la manœuvre, mais aussi la participation de la société aux discussions d'AgBioChatter : « Je ne savais pas. De toute façon, je n'ai pas de contact avec Monsanto. » Et le professeur de génétique, ancien de l'Inserm, de balayer tout idée de mélange des genres : « Que le privé interfère dans la rédaction d'une controverse, ça fait partie de notre monde, en science. Le privé, ce n'est pas le diable. »

    « Plusieurs centaines de participants »

    Nous avons demandé aux administrateurs d'AgBioChatter de rejoindre le forum, toujours actif. Faute de réponse, on ne se fiera donc qu'aux Monsanto Papers. Les plus anciens des messages qui ont fuité remontent à 2011. Selon un document judiciaire produit par l'un des membres déjà cité, Drew L. Kershen, la liste Yahoo a compté « plusieurs centaines de participants, à travers le monde ».

    Quel était le but initial ? « Discuter des résultats controversés de monsieur Séralini », répond naturellement un membre. La plupart des communications se résument néanmoins à des échanges d'informations et d'opinions, qui doivent rester secrets. Un code de conduite rédigé par les modérateurs demande que les commentaires ne soient pas révélés « à la presse ou au public » et ne soient partagés « sous aucun prétexte ». Si l'on en croit le document de Kershen, c'est moins par goût de la conspiration que par peur des procès en diffamation…

    Les employés de Monsanto apparaissent rarement parmi les auteurs de messages, laissant parfois à d'autres le soin d'en rédiger, et des participants peuvent avoir ignoré, comme l'assure Marc Fellous, leur présence dans la liste de diffusion. En 2017, Eric Sachs, principal lien entre Monsanto et le groupe Yahoo, a pris sa retraite de la société désormais passée dans le giron de Bayer. Le leader mondial des produits phytos communique-t-il aujourd'hui avec des chercheurs sur un groupe de discussion privée ? « La réponse est non », assure une porte-parole de Bayer France.

    Cela semblait encore être le cas en février 2015. Quelques semaines avant que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) ne classe le glyphosate « cancérogène probable », Monsanto préparait déjà sa contre-attaque, comme le montre un brouillon interne révélé l'an dernier. Parmi les réseaux influents à mobiliser pour « protéger la réputation » de sa substance active, Monsanto cite alors AgBioChatter. Marcel Kuntz, chercheur au CNRS et membre du groupe Yahoo, confirme au Parisien que les « turpitudes du CIRC » ont été abordées par le cénacle virtuel. Notamment les intérêts de l'un des spécialistes invités par le groupe du travail du CIRC, Christopher Portier, très critiqué par les pro-glyphosate.

    « Ce n'est pas le centre d'un complot international de Monsanto », s'agace Marcel Kuntz. « Il y a des gens dans ce groupe qui sont intéressés par les biotechnologies, qui signalent des rapports, des publications… Alors, oui, que certains disent, de temps en temps, du mal de certaines personnes… Il y a quand même un torrent de mensonges déversés sur les biotechs… Ça, vous journalistes, ça ne vous intéresse pas », s'indigne l'auteur de nombreuses tribunes et articles de blogs. Aujourd'hui, AgBioChatter ne compterait pas plus d'une dizaine de membres actifs, selon le biologiste, médaille d'or de l'Académie d'agriculture.

    En France, AgriBio « chasse les fake news »

    Il existe aussi, sur le modèle d'AgBioChatter, un forum privé francophone où des chercheurs discuteraient des stratégies de communication à adopter. Selon nos informations, des scientifiques français se réunissent sur un groupe Google nommé AgriBio, dont Marcel Kuntz est l'un des piliers. « Il n'y a pas de journaliste dans le groupe », précise le chercheur.

    « On a un fil de discussion très intéressant sur les biotechs. On chasse les fake news et on essaie de rétablir la vérité scientifique », explique une membre de l'Académie d'agriculture de France. Quelles « fake news » ? « Par exemple, l'émission d'Envoyé spécial sur le glyphosate, bourrée de contre-vérités », lâche la maître de conférences. « Il y a un code de conduite », souligne-t-elle, afin de maintenir les discussions confidentielles, comme pour AgBioChatter : « Ce qui se dit sur ce forum ne doit pas se retrouver sur Internet. »

    Un autre membre de l'Académie d'agriculture, non membre d'AgriBio, dit que des collègues lui relaient à l'occasion ces messages qui ont notamment pour objectif de lutter contre les « infox » au moyen d'articles de blogs. Nous ne saurons pas si cela passe également par une stratégie sur les réseaux sociaux.

    Contre-attaquer sur Internet

    En 2015, deux mois après la classification du glyphosate « cancérogène probable » par le CIRC, Monsanto a mis en place un programme intitulé « Let Nothing Go » pour répondre aux contenus négatifs sur Internet, comme l'a raconté en janvier Le Monde. Selon un document judiciaire que nous avons pu consulter, ce programme ne visait que l'Europe.

    Le récent procès Hardeman contre Monsanto, au terme duquel Bayer a été condamné à payer 80 millions de dollars à un septuagénaire atteint d'un cancer, a donné lieu à une déposition instructive à ce sujet. Le 22 janvier, Sam Murphey, anciennement chargé de la communication extérieure de Monsanto, a confirmé que des millions de dollars ont été utilisés pour répondre à la classification par le CIRC. En 2016, selon lui, « 16 ou 17 millions de dollars » ont été consacrés en relation médias pour défendre le glyphosate. Une partie de cette somme a été dédiée à « Let Nothing Go ».

    Contactée par Le Parisien, une porte-parole de Bayer France a décrit les contours de ce programme qui sera, dit-elle, évalué dans les prochains mois. « Monsanto a engagé une agence prestataire (Fleshman-Hillard, ndlr) pour la mise en place de ce monitoring qui consiste à fournir des informations basées sur les faits à des journalistes et blogueurs lorsque la parution d'informations erronées est constatée. Toutes les informations communiquées l'ont été au nom de Monsanto », explique-t-elle. Officiellement donc, rien de concerté ou dissimulé.

    Mais en octobre 2018, Greenpeace a révélé qu'Agriculture et Liberté, un « groupe d'agriculteurs français » réuni autour d'un site Internet et un compte Twitter, avait été créé par une autre entreprise de consulting, basée en Irlande, Red Flag, à laquelle Monsanto a facturé entre 100 000 et 200 000 dollars de services en 2017.

    Interrogé par Greenpeace, le patron de Red Flag affirme que sa société fournit « des informations factuelles sur la science autour du glyphosate » aux agriculteurs et aux autres personnes qui désirent être informées et s'exprimer sur ce sujet. Depuis ces révélations, le site d'Agriculture et Liberté a publié la liste de cent agriculteurs revendiquant leur appartenance au groupe.