"Un système économico-politique en perdition" Jean Baudrillard

, par  J.G.
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"Tous ces grands dinosaures- vedettes de cinéma, du sport et du jeu, quelques princes dorés ou féodaux internationaux - qui défraient la chronique des magazines et de la T.V., c’est toujours leur vie par excès, et la virtualité de monstreuses dépenses qui est exaltée en eux. Leur qualité surhumaine, c’est leur parfum de potlatch. Ainsi remplissent-ils une fonction sociale bien précise : celle de la dépense somptuaire, inutile, démesurée. Ils remplissent cette fonction par procuration, pour tout le corps social, tels les rois, les héros, les prêtres ou les grands parvenus des époques antérieures. (...).

La différence essentielle est que dans notre système actuel cette dilapidation spectaculaire n’a plus la signification symbolique et collective déterminante qu’elle pouvait prendre dan la fête et le potlatch primitifs. Cette consumation prestigieuse s’est, elle aussi, "personnalisée" et mass-médiatisée. Elle a pour fonction la relance économique de la consommation de masse, qui se définit par rapport à elle comme subculture laborieuse. La caricature de la robe somptueuse que la vedette ne porte qu’une seule soirée, c’est le "slip éphémère" qui, 80% viscose et 20% acrylique non tissé, se met le matin, se jette le soir et ne se lave pas. Surtout, ce gaspillage de luxe, ce gaspillage sublime mis en avant par les mass media ne fait que doubler, sur le plan culturel, un gaspillage beaucoup plus fondamental et systématique, intégré, lui, directement aux processus économiques, un gaspillage fonctionnel et bureaucratique, produit par la production en même temps que les biens matériels, incorporé à eux et donc obligatoirement consommé comme une des qualités et des dimensions de l’objet de consommation : leur fragilité, leur obsolescence calculée, leur condamnation à l’éphémérité. Ce qui est produit aujourd’hui ne l’est pas en fonction de sa valeur d’usage ou de sa durée possible, mais au contraire en fonction de sa mort, dont l’accélération n’a d’égale que celle de l’inflation des prix. Cela seul suffirait à remettre en question les postulats "rationalistes" de toute la science économique sur l’utilité, les besoins, etc. Or, on sait que l’ordre de production ne survit qu’au prix de cette extermination, de ce "suicide" calculé perpétuel du parc des objets, que cette opération repose sur le "sabotage" technologique ou sur la désuétude organisée sous le signe de la mode. La publicité réalise ce prodige d’un budget considérable consumé à seule fin non pas d’ajouter, mais d’ôter à la valeur d’usage des objets, d’ôter à leur valeur/temps en les assujettissant à leur valeur/mode et au renouvellement accéléré. Ne parlons pas des richesses sociales colossales sacrifiées dans les budgets de guerre et autres dépenses étatiques et bureaucratiques de prestige : cette sorte de prodigalité n’a plus rien du tout d’un parfum symbolique de potlatch, elle est la solution désespérée, mais vitale, d’un système économico-politique en perdition. Cette "consommation" au plus haut niveau fait partie de la société de consommation au même titre que la fringale tétanique d’objets chez les particuliers. Les deux assurent coinjointement la reproduction de l’ordre de production. Et il faut distinguer le gaspillage individuel ou collectif comme acte symbolique de dépense, comme rituel de fête et forme exaltée de la socialisation, de sa caricature funèbre et bureaucratique dans nos sociétés, où la consommation gaspilleuse est devenue une obligation quotidienne, une institution forcée et souvent inconsciente comme l’impôt indirect, une participation à froid aux contraintes de l’ordre économique.

(...). La voiture est sans doute d’ailleurs l’un des foyers privilégiés du gaspillage quotidien et à long terme, privé et collectif. (...)

La société de consommation a besoin de ses objets pour être et plus précisément elle a besoin de les détruire. L’ "usage" des objets ne mène qu’à leur déperdition lente. La valeur créée est beaucoup plus intense dans leur déperdition violente. C’est pourquoi la destruction reste l’alternative fondamentale à la production : la consommation n’est qu’un terme intermédiaire entre les deux. Il y a une tendance profonde dans la consommation à se dépasser, à se transfigurer dans la destruction. C’est là qu’elle prend son sens. La plupart du temps, dans la quotidienneté actuelle, elle reste subordonnée, comme consommativité dirigée, à l’ordre de productivité. C’est pourquoi la plupart du temps les objets sont là par défaut, et c’est pourquoi leur abondance même signifie paradoxalement la pénurie. Le stock, c’est la redondance du manque, et signe de l’angoisse. Dans la destruction seule, les objets sont là par excès, et témoignent, dans leur disparition, de la richesse. Il est en tout cas évident que la destruction soit sous sa forme violente et symbolique (happening, potlatch, acting out destructif, individuel ou collectif), soit sous sa forme de destructivité systématique et institutionnelle, est vouée à devenir une des fonctions prépondérantes de la société post-industrielle." Jean Baudrillard, La société de consommation, p. 53 à 56, Editions Denoël, 1970.

P.S. :

- Potlatch : Don ou destruction à caractère sacré, constituant un défi de faire un don équivalent, pour le donataire.

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