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Billet de blog 19 novembre 2013

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Le fascisme de Gauche

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                                   Lettre ouverte aux Camarades égarés sur le sentier -très- balisé de leurs certitudes

Camarades,

Vous m'inquiétez. Beaucoup d'entre vous m'inquiètent, s'il faut être précis dans la formulation du propos. Et cette inquiétude, réelle, se mêle bien souvent à une forme de fascination (dans le sens d'un étonnement tel qu'il en devient presque magique) pour l'inaptitude de ces « beaucoup » que je mentionne à dialoguer, échanger ou interagir verbalement, pour l'incapacité d'un nombre exponentiellement croissant d'entre vous à tolérer que dans votre sphère personnelle, dans votre intimité ou votre proximité idéologique viennent graviter des énergies qui leur sont extérieures et, surtout, qui ne sont pas, à la virgule près, en fusion avec ce qui fait l'essentiel de vos idées ou la quintessence de votre matériau dialectique.

Mais avant que de poursuivre dans l'analyse et son développement, faisons, comme à l'accoutumée, un peu d'explication de texte.

Le fascisme est, selon le dictionnaire (le Robert, cela va de soi), un régime autoritaire, conservateur, réactionnaire et nationaliste. Le fasciste, par définition et par logique, est un partisan de ce régime. Voilà pour le sens premier. Par extension et hors du contexte politique, un fasciste est aussi un partisan d'une autorité imposée, de l'ordre (dont tout porte à croire qu'il est d'emblée jugé comme établi) et de la contrainte. Roland Barthes dit que « la langue est fasciste » en ceci qu'elle impose une vision du Monde.

Les contacts que nous établissons les uns avec les autres, en dehors de celles et ceux qui sont amis ou connaissances dans la vie réelle, se font, dans l'immense majorité des cas, par le truchement des réseaux sociaux désormais pleinement installés dans les interstices de nos espaces vitaux et dans ceux de nos quotidiens respectifs ; chacun d'entre nous commençant sa journée par une consultation quasi spontanée des courriels et autres commentaires en ligne reçus depuis sa dernière connexion.

Et Facebook notamment est devenu l'interface où ce fascisme s'exprime (et j'ose espérer qu'il n'est même plus conscient mais, dans le fond, c'est presque encore plus grave que s'il l'était dans la mesure où il est plus inquiétant de considérer qu'il s'est mué en une espèce de seconde nature) avec la plus affolante des facilités, avec, comme le disait Bergson, « cet automatisme facile des habitudes contractées ».

Il est devenu totalement impossible d'établir une comptabilité fixe et régulière des exclusions de groupes de discussion ou de murs amis, tant elles sont devenues récurrentes et systématiques, de toutes celles et de tous ceux qui, malheur à elles/eux, parce qu'elles ou ils ont (ou auraient) fauté, parce qu'elles/ils se sont (ou se seraient) coupablement -trop- éloignés d'une doxa implicitement bornée, définie ou délimitée par un invisible quarteron d'idéologues en retraite, se voient, souvent au prix d'une violence verbale assez sidérante, voué(e)s à de définitives gémonies sans la moindre possibilité d'explication, d'expiation et de pardon.

Pire, les annonces en ligne, fièrement affichées, d'un nettoyage de liste de contacts fait pour le soi-disant bien de la communauté, de l'expulsion de ces supposés trolls infiltrés, semblent devenues la norme de la figuration cybernétique d'un V de la victoire virtuelle sur la horde des prétendus malfaisants dont il semble aussi et tout autant falloir se prévaloir pour s'assurer de sa propre inscription à l'univers (apparemment de plus en plus restreint et circonscrit) des entités fréquentables et des natures tolérantes.

Mais où donc peut bien se situer ma tolérance quand je suis à ce point inapte (et que j'en fais la démonstration quotidiennement triomphante) à tolérer, précisément, qu'une opinion divergente ou, en tout cas, pas scrupuleusement identique à la mienne, s'exprime en des termes qui ne me conviennent pas et qui ne seraient donc, a priori, pas tolérables puisque la pensée dominante de mon camp, avec ses critères chaque jour un peu plus spécifiques, dit qu'ils ne sont pas convenables ? Et comme ils ne sont pas convenables, ils sont nécessairement suspects.

L'Humain d'abord ?

Mais quel Humain ? Celui qui me ressemble, qui dit comme moi, qui pense et s'exprime comme moi ou seulement comme ce que le dogme référent et imposé autorise ?

Et quels sont les critères autorisés ? Une liste aurait-elle été établie qu'il faudrait apprendre par cœur et réciter dans l'ordre pour s'assurer de s'éviter l'excommunication ? Ou bien alors le bannissement serait-il (de nouveau) devenu la règle implicite de la discussion sous surveillance ?

On a déjà eu Staline, merci.

Plus les jours passent, plus on a le sentiment qu'il n'est (presque) plus jamais fait appel ou laissé de place à la Raison, à la tempérance, au quant-à-soi. On est Camarade aujourd'hui, on est salaud demain.

L'ironie tragi-comique de ces postures idéologiques figées qui n'ont jamais mené qu'au désastre et à la défaite réside dans le fait inouï que ce fascisme de comportement vient en écho à une perpétuelle dénonciation du fascisme chez les autres, ceux du camp d'en face, ceux-là mêmes qui sont partisans d'un régime autoritaire, conservateur, réactionnaire et nationaliste. Non contents de ne jamais avoir fini de le débusquer sur leur rive, voilà qu'aussi nous le soupçonnons présent sur la nôtre au seul motif que tel mot employé, telle formule utilisée fait apparaître un doute sur la sincérité de l'engagement ou sur l'honnêteté du militantisme.

Combien d'entre nous ne sont-ils pas entendu dire qu'on ne les a pas souvent vu tracter ou que s'ils l'ont fait, c'était sans grande conviction ou pour se donner bonne conscience ?

Sans que, par-dessus le marché, personne ne vienne jamais faire remarquer que, peut-être, tout de même, se faire tailler un costume trois-pièces en ligne (et se le faire jeter à la figure par des couturiers en furie) est, d'abord, d'une facilité déconcertante et ne requiert en soi pas énormément de courage, et, ensuite, d'une primaire et navrante absence d'efforts (effort de compréhension, effort de questionnement, effort de curiosité) dans la mesure où chacun devrait bien comprendre qu'un commentaire écrit ou une réponse écrite à un commentaire n'est évidemment pas reçu(e) de la même manière ni avec le même impact qu'il (elle) pourrait l'être au cours d'un échange verbal entre amis autour d'un verre, d'une table ou d'un bureau. Les intonations du locuteur autour d'un verre de rouge et celles, les nôtres, que nous imprimons mentalement au débit de la phrase ou du mot que nous lisons, ont toutes les chances -ou tous les risques- d'être très différentes.

Camarades qui excluez à tour de bras les prétendus félons à la solde du prétendu fascisme que vous subodorez au coin de tous les mots qui ne ressemblent pas aux vôtres, vous m'inquiétez.

Parce que vous êtes au moins aussi fachos (au minimum dans l'acception barthésienne du terme) que ceux que vous avez le sentiment de deviner, percevoir ou humer partout.

Et pourtant vous êtes de Gauche.

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