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Fraude sociale : est-il vrai que 84 millions de personnes, dont 3 millions de centenaires, ont un numéro Insee ?

Deux députées ont rendu les conclusions d'une mission sur la fraude sociale. Elles pointent des incohérences dans les données de l'Insee. L'institut statistique nie tout dysfonctionnement et parle d'incompréhension.
par Cédric Mathiot
publié le 5 septembre 2019 à 11h45

Bonjour,

Votre question renvoie aux déclarations de la sénatrice UDI Nathalie Goulet et de la députée LREM Carole Grandjean. Missionnées pour évaluer la fraude sociale, les deux parlementaires ont rendu mardi leurs conclusions, faisant notamment état d’incohérences dans des données de l’Insee, faisant peser selon elles un risque de fraude massif.

Cette mission fait suite à une polémique lancée fin 2018. Le magistrat Charles Prats s'était livré à une estimation de la fraude sociale liée à des numéros de Sécurité sociale frauduleux, qu'il avait chiffrée à 14 milliards d'euros. Comme nous l'avions écrit dans un article, sa démonstration, reposant sur diverses extrapolations, avait été jugée totalement fantaisiste par la caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), qui gère le numéro d'immatriculation des personnes nées à l'étranger.

Déjà très mobilisée sur le sujet, la sénatrice Nathalie Goulet avait obtenu la mise en œuvre d’une «mission d’exploration» sur le sujet. Menée par Jean-Marie Vanlerenberghe, rapporteur spécial de la commission des affaires sociales du Sénat, celle-ci avait rendu en juin des conclusions nettement moins alarmistes. Selon le sénateur Modem, la fraude aux faux numéros coûterait entre 200 et 300 millions d’euros à l’Etat.

Un bilan minimisant la fraude sociale, avait estimé Nathalie Goulet, qui a obtenu d’être missionnée à son tour, avec la députée (LREM) Carole Grandjean, pour enquêter sur le sujet. Le duo a donc rendu ses conclusions mardi.

Anomalies

Si les deux parlementaires ne se sont pas risquées à un nouveau chiffrage, elles ont dénoncé en revanche les failles du Répertoire national d’identification des personnes physiques (RNIPP) de l’Insee, qui permet de certifier l’identité d’une personne, notamment pour les organismes de Sécurité sociale.

Ce répertoire présenterait selon les deux députées de nombreuses incohérences : 110 millions de personnes y sont inscrites. Parmi celles-ci, 84,2 millions sont «réputées en vie», selon la formulation de l'Insee. Soit 17 millions de plus que le nombre d'habitants au recensement. Pire, 3,1 millions de personnes sont inscrites au RNIPP comme étant âgées de plus de 100 ans et «réputées en vie». Bien plus que les quelque 21 000 centenaires dans l'Hexagone en 2016, selon le recensement. Des anomalies représentant un important potentiel de fraude, selon les deux parlementaires.

Ces chiffres ont été largement repris dans les médias. Sur France 2, un reportage s'étonnait par exemple de cet écart entre 84 millions de personnes ayant droit en théorie à des prestations sociales, et les 67 millions d'habitants en France, une aberration, selon le reportage, ironiquement titré, sur le site : «Fraude sociale : pour l'administration, nous sommes 84 millions d'habitants».

Ce hiatus entre la population et le nombre d'immatriculés a été largement repris par Charles Prats, qui a reproduit sur Twitter le mail envoyé par l'Insee aux auteures du rapport, et dénoncé la mise en lumière d'une «potentielle gigantesque fraude sociale».

Comment expliquer les chiffres de l’Insee ?

Interrogé par CheckNews, l'institut statistique rétorque qu'il n'y a «aucun dysfonctionnement», ni «incohérence». Mais une incompréhension de la nature du répertoire.

Ainsi, selon les explications de l’Insee, il est tout à fait normal que le total des personnes réputées vivantes inscrites dans le fichier soit supérieur aux 67 millions de la population française.

La principale raison tient au fait que le répertoire national d'identification des personnes physiques (RNIPP) n'a rien à voir avec un registre de population. Il comporte toutes les personnes nées en France et celles nées à l'étranger qui ont vécu en France a un moment de leur vie (pour des raisons de travail ou d'étude), et ce quel que soit leur lieu de résidence. Ainsi, toutes les personnes ayant été immatriculées (qu'elles soient nées en France ou à l'étranger) et vivant hors de France ont un NIR (Numéro d'inscription au répertoire) et figurent dans le répertoire. Ce sera le cas pour un étudiant étranger ayant fait ses études il y a cinq ans et étant reparti. Comme ce sera le cas pour une personne née en France et expatriée depuis quelques années.

«La comparaison entre le RNIPP et le recensement de population n'a pas de sens, explique ainsi Chantal Villette du département démographie de l'Insee. Le recensement permet d'avoir une estimation de population à un instant donné ce qui n'est pas du tout l'objectif du RNIPP (c'est un répertoire qui contient l'ensemble des immatriculations faites jusqu'au jour J, et non un registre de population). Une immatriculation au RNIPP reste présente quel que soit le lieu de résidence de la personne (elle peut vivre un temps en métropole, partir à l'étranger puis revenir en métropole : son NIR reste toujours actif et lui est rattaché à vie.»

L’Insee concède en revanche que certaines personnes réputées vivantes dans le fichier ne le sont plus. Le répertoire (qui compte au total 110 millions d’identité) distingue les personnes réputées mortes, et celles réputées vivantes. Sur les 110 millions de noms, 26 millions sont réputés morts, et donc 84,2 réputés vivants. L’Insee explique que la transmission des décès survenus en France se fait sans problème (ils sont enregistrés dès lors que l’Insee ou la Cnav reçoivent un acte de décès). Mais que l’information est moins systématique quand la personne meurt à l’étranger. Des personnes figurant comme réputées vivantes sont donc mortes (le plus souvent à l’étranger).

C’est ce qui explique les 3 millions de centenaires réputés vivants figurant dans le répertoire. L’écart entre les 3,1 millions de centenaires réputés vivants figurant dans le répertoire et les quelque 20 000 recensés en France s’explique marginalement par le fait que certains centenaires inscrits vivent à l’étranger, mais donc surtout en raison du défaut d’enregistrement de décès survenus hors de France. En clair, depuis 1945 et la création du répertoire, des personnes ayant été immatriculées décèdent chaque année à l’étranger, sans que le décès ne soit enregistrés. Parmi elles, environ 3 millions auraient aujourd'hui 100 ans ou plus.

Est-ce que cela à une incidence ?

L'Insee a également réagi à l'idée, suggérée par les deux parlementaires, selon laquelle les inscrits surnuméraires représenteraient un risque direct de fraude aux prestations. Dans notre précédent article sur le sujet, le directeur de la Cnav avait déjà expliqué que l'immatriculation au répertoire n'ouvre aucun droit. Elle est une condition pour pouvoir bénéficier de versement de prestations sociales, mais est loin d'être suffisante. Ce que répète l'Insee aujourd'hui : «Le RNIPP n'est porteur d'aucun droit, il ne suffit pas d'être enregistré dedans et d'avoir un NIR pour bénéficier de droits sociaux. Il appartient aux organismes de Sécurité sociale de déterminer les droits sociaux de chaque individu, à partir de leurs propres systèmes d'information, et de leurs propres contrôles.»

Sur ce point, les conclusions alarmistes des deux parlementaires ont nourri quelques confusions auprès des médias, certains mélangeant par exemple le nombre d'immatriculés au répertoire… et le nombre de cartes Vitale en France, comme en atteste cette capture d'écran d'un article de l'Union. Ce qui n'a pourtant rien strictement à voir.

Cordialement

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