On a passé 12 heures devant CNews (et ce n’est plus vraiment une chaîne d’info)

Les quatre chaînes d’info en continu, BFMTV, CNews, Franceinfo et LCI.

Les quatre chaînes d’info en continu, BFMTV, CNews, Franceinfo et LCI. CAPTURE D'ÉCRAN/MONTAGE "L'OBS"

VIDÉO. Une journée durant, « l’Obs » a scruté CNews et ses concurrents pour décortiquer la fabrique de l’information en continu par la chaîne de Vincent Bolloré. Le constat que fait le sémiologue François Jost auprès de « l’Obs » est sans appel : « CNews est passée d’une chaîne d’info en continu à une chaîne d’opinion. »

CNews, Franceinfo, LCI et BFMTV, quatre chaînes d’info en continu, quatre chaînes concurrentes. Et quatre manières d’aborder l’actualité. Lundi 3 mai, CNews a pris la tête de la course, devançant BFMTV, avec 2,7 % de part d’audience pour la chaîne de Vivendi, contre 2,5 % pour celle d’Altice. Une première. Et dans cette course à l’audience, il peut arriver à certains d’oublier leur mission première. Alors, leurs programmes justifient-ils vraiment le qualificatif de chaînes d’info ?

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Pour le savoir, nous avons regardé les trois temps forts de la journée tout au long du lundi 10 mai. Chaque chaîne y va de son rendez-vous phare à peu près au même moment. Ce jour-là, l’arrestation du meurtrier présumé d’Eric Masson, le ras-le-bol des policiers, la tribune des militaires d’active et l’anniversaire de l’élection de François Mitterrand occupent les discussions. Pour vous faire votre propre avis sur ce que diffusent ces chaînes, regardez la vidéo ci-dessous.

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Nous avons proposé à François Jost d’être le premier spectateur de cette vidéo. Sémiologue, professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle, il nous livre son décryptage.

« Avec les séquences de la matinée, on voit que Franceinfo n’a pas la même hiérarchisation de l’information en mettant l’accent sur le vaccin (après 3 minutes, dans la vidéo ci-dessus). L’information porte sur la situation sanitaire quand les autres chaînes traitent de l’arrestation de l’assassin présumé du brigadier Eric Masson et ses conséquences. On est plus sur un fait divers, avec une actualité de l’émotion.

Mais avec de grandes différences : LCI se place sur le terrain, dans la logique du breaking news (40 s). Ils ont un envoyé spécial sur place, avec une fragmentation de l’écran qui laisse la parole à des spécialistes de la rédaction et non pas tout de suite à des commentateurs externes. Il y a un éclairage venant de la fabrication de l’information.

Pour BFMTV, l’accent est mis sur les acteurs (1 min 10 s), avec la manifestation des policiers qui est une conséquence de l’assassinat d’Eric Masson. Nous sommes déjà dans quelque chose qui n’est plus l’information de départ mais sur ses conséquences.

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Cela s’oppose clairement à l’approche de CNews, qui choisit directement un éclairage subjectif (1 min 45 s). Ce qui est mis en avant, c’est l’opinion, avec en plus, dans le cas de Pascal Praud, l’avis qui est orienté par l’animateur. Il donne exactement la direction dans laquelle il faut aller. Il n’y a pas de discussion d’un fait, pas d’analyse comme on peut l’avoir pour LCI et pour BFM.

François Jost, sémiologue et professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne-Nouvelle. (DAMIEN GRENON/PHOTO12 VIA AFP)

François Jost, sémiologue et professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne-Nouvelle. (DAMIEN GRENON/PHOTO12 VIA AFP) DAMIEN GRENON/PHOTO12 VIA AFP

Information ou opinion ?

En milieu de journée, tout le monde réagit sur la tribune des militaires d’active mais les façons de réagir sont très différentes. Sur CNews (4 min), on réagit d’abord à la justesse ou non de cette idée que c’est la guerre civile en France. L’accent est mis sur ce qui peut paraître scandaleux à l’animatrice, avec une orientation dès le départ. On discute sur l’opinion qu’on a par rapport à cette tribune et pas sur la tribune en tant que fait.

En restant plus dans l’information, les autres chaînes donnent un avis sur les énonciateurs et non pas sur les énoncés. Elles ne vont pas chercher à dire si oui ou non on est bientôt dans une guerre civile mais sur qui parle, est-ce que les militaires sortent de leur rôle. On a une analyse du message sur LCI (4 min 25 s), avec une logique de breaking news mais aussi une analyse du message, du contexte, avec un travail journalistique. Ce travail est plus complet encore sur Franceinfo (5 min 10 s), où le journaliste spécialiste de la question analyse ce discours en le rapprochant des termes employés par le Rassemblement national (RN).

Pour BFMTV aussi (6 min 5 s), on a une analyse de la forme et du fond avec Ulysse Gosset, ancien journaliste devenu éditorialiste. On voit très bien qu’il n’y a que CNews qui fait réagir sur le fond et non pas sur l’analyse du fait que constitue cette tribune.

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Des divergences majeures entre les chaînes

Au cours de la journée, on constate une évolution intéressante sur LCI. Le midi, on a une analyse du message avec cette question : “Les militaires sortent-ils de leur rôle ?” En revanche, à 19 heures (6 min 50 s), avec le sujet sur les violences urbaines et l’insécurité, on passe plus dans le domaine du ressenti, l’émotion. Cette modification entre en concurrence avec CNews.

Le matin, autour du tweet d’une élue parisienne, Pascal Praud part directement dans l’opinion sans aborder le fait. Ce travers est encore plus patent lors de l’access prime-time dans “Face à l’info” (8 min 20 s) : Eric Zemmour, au lieu de répondre à la question sur 1981, se lance immédiatement sur son opinion.

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A l’issue de ces séquences, il paraît évident que Franceinfo est la plus près d’une information pondérée. BFMTV est aussi dans quelque chose d’analytique puisqu’on aborde la tribune des militaires comme une information. C’est classiquement le breaking news. CNews n’a pas véritablement les traits qui caractérisent un journalisme d’information. On est dans une culture de débat, d’opinion. On ne peut pas oublier qu’Eric Zemmour a été condamné pour incitation à la haine raciale et que, récemment, le CSA [Conseil supérieur de l’Audiovisuel, NDLR] l’a pointé du doigt pour le propos qu’il avait tenu sur migrants, assimilés à des “voleurs, assassins, violeurs”.

Le « bon sens » cher aux populistes

On se retrouve ainsi avec d’un côté des analyses plus ou moins froides des contenus, de la forme et, de l’autre, la réaction émotionnelle. Ce que fait CNews va un peu dans le sens des attaques contre les élites qu’on voit fleurir sur les réseaux sociaux. Il y a quelque chose de tout à fait direct qui ne passe pas par une déconstruction et une analyse journalistique. Cela peut plaire à un public qui considère que les médias, c’est l’élite, que Paris se comporte en centre du monde alors que la vie dans les régions est plus importante. Cela explique en grande partie le succès de CNews.

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Quand Pascal Praud dit “le bon sens s’est délité” (2 min 25 s), c’est tout à fait symptomatique. Il n’est pas dans l’intelligence qui déconstruit, il est dans le bon sens. Ce bon sens dont on sait qu’il est cher aux populismes : on n’aurait pas besoin de comprendre, d’analyser, il suffirait d’un peu de bon sens.

Avec CNews, on est passé progressivement d’une chaîne d’info en continu à une chaîne de débat, d’opinion. Leur JT n’a presque plus d’existence, il dure cinq minutes et après on ne fait que discuter de ce qu’on pense de l’information. »

Propos recueillis par Louis Morice

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