Histoire des sciences

Le virus retrouvé de la grippe espagnole

La souche du virus de la grippe la plus mortelle de toute l'histoire a été ressuscitée. Ce virus de 1918 peut-il nous dire pourquoi il a tué des millions de personnes, et s'il pourrait un jour réapparaître ?

DOSSIER POUR LA SCIENCE N° 50
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Le 7 septembre 1918, au plus fort de la Première Guerre mondiale, un soldat d'un camp d'entraînement militaire près de Boston se pré­sente à l'infirmerie avec une forte fièvre. Les médecins diagnostiquent une méningite, mais changent d'avis le lendemain quand d'autres soldats sont hospitalisés avec des symptômes respiratoires. Trente-six nouveaux cas de cette maladie inconnue apparaissent le 16 septembre. De façon incroyable, le 23 septembre, 12 604 cas sont recensés dans le camp qui comptait 45 000 sol­dats. Durant les hostilités, un tiers d'entre eux auraient été frappés par cette grave maladie, et presque 800 en seraient morts : ils avaient souvent une couleur de peau bleuâtre et enduraient une agonie horrible avant de succomber à la mort par étouffement. Beaucoup mouraient moins de 48 heures après l'apparition des symptômes, et, on constatait, à l'autopsie, que leurs poumons étaient remplis de liquide ou de sang. Tous ces symptômes firent penser qu'il s'agissait d'une nouvelle espèce d'infection.

Pourtant, la maladie n'était pas nouvelle : il s'agissait de la grippe. En revanche, cette souche particulièrement virulente au­rait tué 40 millions de personnes à travers le monde entre 1918 et 1919. Une épidémie de grippe « classique » fait plusieurs dizaines de milliers de morts… Parmi ces dizaines de millions de victimes, l'épidémie emporta des célébrités comme le poète français Guillaume Apollinaire (1880-1918) et le peintre autrichien Egon Schiele (1890-1918).

Cette épidémie exceptionnelle disparut presque aussi vite qu'elle était apparue, et l'on a longtemps cru que l'on n'en retrouverait jamais la trace, car, à l'époque, personne n'a conservé d'échantillons de l'agent pathogène pour une étude ultérieure : l'agent pathogène de la grippe ne fut identifié que dans les années 1930.

Cependant, grâce à la prévoyance du Musée américain des armées, à l'obstination d'un pathologiste nommé Johan Hultin et aux progrès réalisés dans l'analyse génétique de tissus anciens, nous avons pu retrouver des fragments du virus de 1918 et étudier leurs caractéristiques. Aujourd'hui, près de 90 ans après l'épidémie de 1918-1919, des tissus de quelques victimes ap­portent des réponses aux questions sur la nature de cette souche et sur le fonctionnement des virus de la grippe en général.

L'effort n'a pas été uni­quement motivé par la cu­riosité historique. Les virus de la grippe évoluent en permanence, et de nouvelles souches de grippe apparaissent sans cesse. Des virus de grippe humaine pandémique sont apparus deux fois depuis 1918 : en 1957 et en 1968. Et des souches de grippe qui, en général, n'infectent que les animaux ont aussi contaminé l'homme, comme la récente flambée de grippe aviaire, en Asie. Nous avons deux objectifs principaux : comprendre ce qui a rendu la grippe de 1918 si virulente, pour mettre au point des traitements mieux adaptés ainsi que des mesures de prévention, et déterminer l'origine du virus pandémique, pour mieux détecter de futures souches particulièrement dangereuses.

À de nombreux égards, la pandémie de grippe de 1918 ressemble à d'au­tres qui se sont produites avant et après. Chaque fois qu'une nouvelle souche de grippe apparaît avec des caractéristiques qui n'ont jamais été rencontrées par le système immunitaire de la plupart des individus, la grippe se répand à grande échelle. Certaines caractéristiques de la pandémie de 1918, notamment son ampleur et sa violence, sont cependant restées longtemps énigmatiques. Des foyers ont surgi dans toute l'Europe, en Amérique du Nord, jusqu'aux régions les plus reculées de l'Alaska et dans les îles du Pacifique les plus lointaines : un tiers de la population mondiale a sans doute été infecté. La maladie a aussi été particulièrement grave, avec des taux de mortalité de 2,5 à 5 pour cent, 50 fois plus élevés que ceux des autres épidémies de grippe.

En quête du virus de 1918

À la fin de 1918, tout le monde parle de la grippe espagnole, sans doute parce que l'Espagne, neutre, n'impose pas la censure qui, ailleurs, entrave la circulation des informations relatives à l'expansion de l'épidémie. Ce nom lui restera, bien que les premières manifestations de la pandémie, ou vague de printemps, soient sans doute apparues dans des camps militaires aux États-Unis, en mars 1918. La seconde vague de la pandémie surviendra de septembre à novem­bre 1918, et, en de nom­breux endroits, une autre vague très grave frappera encore au début de 1919.

La plupart des victimes du virus de la grippe succombent en fait à une pneumonie provoquée par des bactéries opportunistes qui infectent des organismes affaiblis par l'infection grippale. Or on ne dispose pas encore d'antibiotiques. De surcroît, certains meurent quelques jours seulement après l'apparition des premiers symptômes, à cause d'une pneumonie virale plus grave, causée par la grippe elle-même. Cette pneumonie provoque soit une hémorragie massive, soit un œdème aigu des poumons (qui se remplissent de liquide). En outre, la plupart des décès touchent de jeunes adultes, entre 15 et 35 ans, une tranche d'âge généralement épargnée par les formes graves de la grippe. Dans une épidémie de grippe « classique », les personnes âgées de plus de 65 ans et les très jeunes enfants sont les principales victimes.

Les biologistes ont tout de suite cherché à comprendre la cause de la pandémie de 1918 et ses caractéristiques inhabituelles, mais le coupable est resté caché pendant presque 80 ans. En 1951, des biologistes de l'Université de l'Iowa, ainsi que Johan Hultin, un étudiant suédois qui travaillait avec eux, ont été en Alaska pour chercher la souche de 1918, car, en novembre 1918, la grippe avait fait 72 victimes en cinq jours dans un village de pêcheurs inuits, soit environ 85 pour cent de la population adulte. Les corps sont enterrés dans le permafrost (la partie profonde du sol restant gelée toute l'année), et les membres de l'expédition espéraient trouver le virus de 1918 intact dans les poumons des victimes. Malheureusement, toutes les tentatives visant à obtenir des cultures du virus de la grippe à partir de ces échantillons ont échoué.

En 1995, notre groupe a entrepris de rechercher le virus de 1918 en utilisant des échantillons de tissus provenant d'autopsies et conservés à l'Institut de pathologie des forces armées, à Washington. S'y trouvaient notamment des tissus prélevés sur les victimes de la grippe de 1918. Nous avons d'abord étudié 78 échantillons de tissus de victimes de la vague mortelle de l'automne 1918. Après une année de résultats négatifs, nous avons trouvé, en 1996, le premier prélèvement de poumon contenant du virus. Il s'agissait d'un soldat mort en septembre 1918. Nous avons déterminé la séquence des nucléotides dans de petits fragments de cinq gènes du virus de la grippe issus de ce fragment. Pour confirmer que les séquences appartenaient bien au virus de 1918, nous avons cherché d'autres cas positifs et en avons identifié un en 1997, un soldat décédé également en septembre 1918. Ce second échantillon nous permit de confirmer nos premiers résultats, mais la minuscule quantité de tissu disponible nous fit craindre de ne jamais pouvoir reconstruire la séquence complète du virus.

C'est alors que Hultin, âgé de 73 ans, prit connaissance de nos pre­miers résultats et nous proposa de retourner en Alaska pour y tenter une nouvelle exhumation de victimes de la grippe de 1918 enterrées dans le permafrost. Quarante-six ans après sa pre­mière tentative, il obtint des biopsies de poumons gelés de quatre victimes. Dans l'un de ces échantillons, nous avons trouvé de l'arn viral qui nous a permis de séquencer tout le génome du virus de 1918.

Plus récemment, avec des collègues britanniques, nous avons examiné des échantillons de tissus d'autopsies de victimes de la grippe de 1918, conservés dans un hôpital de Londres. Nous avons analysé les gènes viraux provenant de deux de ces cas, et trouvé qu'ils étaient pratiquement identiques aux échantillons Nord-américains, ce qui confirmait la diffusion mondiale rapide d'un même virus. Cependant, que peuvent nous apprendre ces séquences quant à l'origine de la souche de 1918 et à la cause de sa virulence ? Avant de tenter de répondre à cette question, rappelons comment les virus de la grippe fonctionnent.

Chacune des trois nouvelles souches de grippe qui ont provoqué des pandémies au cours des 100 dernières années appartenait au groupe de type a des virus de la grippe. Il existe trois groupes de virus de la grippe : a, b et c. Les deux derniers infectent seulement l'homme et n'ont jamais provoqué de pandémie. Les virus de la grippe de type a infectent l'homme et de nom­breuses espèces d'animaux, dont les volailles, les porcs, les chevaux et divers autres mammifères.

Les avatars d'un virus

Des oiseaux aquatiques, tels les canards, servent de « réservoir » naturel pour tous les sous-types connus de virus de grippe a, c'est-à-dire que le virus infecte l'intestin des oiseaux sans provoquer de symptômes. Ces souches aviaires sauvages peuvent muter ou échanger du matériel génétique avec d'autres souches de virus grippaux, produisant ainsi de nouveaux virus susceptibles de se répandre parmi les mammifères et les volailles.

Le cycle de vie et la structure du génome du virus de la grippe a lui permettent d'évoluer et d'échanger facilement des gènes. Le matériel génétique du virus est constitué de huit segments d'arn distincts enrobés d'une membrane lipidique garnie de protéines (voir l'encadré A). Pour se reproduire, le virus se lie à une cellule vivante, puis y pénètre et y prend le contrôle de la machinerie cellulaire, l'incitant à fabriquer de nouvelles protéines virales et des copies supplémentaires de son arn viral. Ces éléments s'assemblent alors en nouvelles particules virales qui s'échappent de la cellule hôte et vont infecter d'autres cellules. Aucun mécanisme correcteur ne garantit que les copies d'arn sont exactes, et les erreurs sont courantes. En outre, si deux souches différentes du virus de la grippe infectent une même cellule, leurs segments d'arn s'y mélangent et produisent des virus qui contiennent une combinaison de gènes issus des deux virus initiaux. Ce « réassortiment » de gènes viraux est un mécanisme essentiel de production de nouvelles souches.

Les différents virus de la grippe de type a sont identifiés par deux protéines spécifiques présentes à leur surface. L'une d'elles est l'hémagglutinine, ha, dont au moins 15 variants, ou sous-types, sont connus, de h1 à h15. L'autre est la neuraminidase, na, qui com­prend neuf sous-types, de n1 à n9. Exposé à ces protéines, le système immunitaire des personnes infectées produit des anticorps spécifiques : la souche de 1918, par exemple, a été nommée h1n1, d'après les anticorps isolés dans le sang des survivants. En fait, des souches issues de h1n1 moins virulentes ont circulé jusqu'en 1957 quand un virus h2n2 fit son apparition et provoqua une pandémie. Depuis 1968, le sous-type h3n2, qui a déclenché la pandémie de 2004, prédomine.

Les sous-types de protéines ha et na présents sur un virus a sont essentiels à la reproduction du virus et sont les principales cibles du système immunitaire des personnes infectées. La molécule ha commence par se lier à ses récepteurs présents à la surface de certaines cellules hôtes, en général les cellules qui tapissent les voies respiratoires, chez les mammifères, et celles qui tapissent l'intestin, chez les oiseaux. La protéine na permet à de nouvelles copies du virus de s'échapper de la cellule hôte et d'aller infecter d'autres cellules.

Après la première exposition d'un hôte à un sous-type ha, des anticorps interdisent une liaison ultérieure de cette molécule avec ses récepteurs, ce qui évite toute nouvelle infection par la même souche. Cependant, des virus de grippe de sous-types ha nouveaux pour l'hom­me apparaissent périodiquement, très probablement par suite de réassortiments avec l'un des innombrables virus de grippe infectant les oiseaux sauvages. Normalement, les hémagglutinines des virus grippaux adaptés aux oiseaux se lient peu aux récepteurs cellulaires des voies respiratoires humaines, et l'affinité d'une ha de virus aviaire doit être notablement modifiée pour que le virus puisse infecter l'homme. Jusqu'à récemment, on pensait qu'un virus de grippe totalement aviaire ne pouvait pas infecter directement l'homme, mais en 1997, à Hongkong, 18 personnes furent infectées par un virus de grippe aviaire h5n1, et six en moururent.

Une souche encore plus virulente dérivée de cette souche h5n1 se répandit parmi les volailles asiatiques, en 2003 et 2004, et plus de 30 personnes infectées par ce virus sont mortes au Vietnam et en Thaïlande. La virulence d'un virus de grippe est déterminée par plusieurs facteurs : la facilité avec laquelle il pénètre dans les tissus, sa vitesse de réplication et la vigueur de la réaction immunitaire de l'hôte. Comprendre ce qui a rendu la souche de grippe de 1918 si virulente nous aiderait à évaluer les risques liés à n'importe quelle souche de grippe.

Grâce à l'arn de 1918 que nous avons isolé, nous pouvons utiliser les propres gènes du virus pour fabriquer ses éléments, et recréer des morceaux du virus lui-même. Nous avons com­mencé par la protéine hémagglutinine. Nous avons constaté, par exemple, que la partie de l'hémagglutinine de 1918 qui se lie à une cellule hôte est presque identique au site de liaison de la molécule de grippe aviaire (voir la figure 2). Dans deux des isolats de 1918, le site de liaison aux récepteurs diffère d'une forme aviaire par un seul acide aminé. Dans les trois autres, un second acide aminé est différent. Ces mutations légères en apparence représentent peut-être le changement minimal nécessaire pour permettre à une hémagglutinine de type aviaire de se lier à des récepteurs de mammifère.

Un visage de tueur

Cependant, même si l'acquisition d'une nouvelle affinité est une étape essentielle qui permet à un virus d'infecter un nouveau type d'hôte, elle n'explique pas pourquoi la souche de 1918 fut aussi mortelle. Pour rechercher des caractéristiques directement liées à la virulence, nous avons étudié les séquences des gènes, y compris deux mutations connues pour contribuer à la virulence d'autres virus de la grippe. L'une concerne le gène codant l'hémagglutinine : pour être active, cette protéine doit être coupée en deux par une enzyme (ou protéase) de l'intestin. Quelques virus aviaires de sous-type h5 et h7 acquièrent une mutation génétique qui ajoute un ou plusieurs acides aminés au site de clivage, permettant à la ha d'être activée par des protéases omniprésentes. Chez les poulets et d'autres oiseaux, l'infection touche alors de nombreux organes, même le système nerveux central, avec un taux de mortalité élevé. Cette mutation a été observée dans les virus h5n1 circulant actuellement en Asie. En revanche, nous ne l'avons pas trouvée dans le virus de 1918.

L'autre mutation ayant un effet marqué sur la virulence a été observée dans le gène codant la neuramidase de deux souches qui infectent les souris. Là encore, des mutations d'un seul acide aminé semblent permettre au virus de se répliquer dans de nombreux tissus de l'organisme, et ces souches de grippe sont mortelles chez les souris de laboratoire. Mais nous n'avons pas non plus observé cette mutation dans la neuramidase du virus de 1918.

Comme l'analyse des gènes du virus de 1918 ne mettait en évidence aucune caractéristique susceptible d'expliquer son extrême virulence, nous avons tenté avec plusieurs équipes de recréer des éléments du virus de 1918, afin d'observer leurs effets sur des tissus vivants. Une nouvelle technique, dite de génétique inverse à base de plasmides, nous a permis de copier des segments de virus de 1918 et de les combiner ensuite avec les gènes d'une souche de grippe existante, pour produire un virus hybride. Ainsi, nous pouvons prendre une souche de grippe adaptée aux souris, par exemple, et lui apporter différentes combinaisons de gènes viraux de 1918. Ensuite, en infectant un animal vivant ou une culture de tissu humain à l'aide de ce virus, nous tentons d'identifier les éléments clés de la virulence de la souche pandémique.

Par exemple, l'aptitude spécifique du virus de 1918 à produire rapidement des lésions importantes des tissus respiratoires suggère qu'il s'est répliqué en grand nombre et répandu rapidement. La protéine virale ns1 est connue pour empêcher la production d'interféron de type i – un système d'alerte précoce que les cellules utilisent pour déclencher une réaction immunitaire contre un virus. En testant des virus recombinants dans des cellules pulmonaires humaines en culture, nous avons trouvé qu'un virus porteur du gène ns1 de 1918 bloquait très efficacement la production d'interféron de type i de l'hôte.

À ce jour, nous avons produit des virus de grippe recombinants contenant entre deux et cinq des gènes de 1918. Nous avons constaté que n'importe lequel des virus recombinants possédant à la fois les gènes ha et na de 1918 est mortel chez la souris, provoquant de graves lésions pulmonaires. En analysant ces tissus pulmonaires, nous avons trouvé des signes d'une activation de gènes impliqués dans des réactions inflammatoires courantes, mais nous avons aussi observé une activation supérieure à la normale de gènes associés aux assaillants du système immunitaire, les lym­phocytes t et les macrophages, ainsi que l'activation de gènes liés aux atteintes tissulaires, les lésions oxydatives et l'apoptose (le suicide cellulaire).

Récemment, Yoshihiro Kawaoka, de l'Université de Wisconsin-Madison, a décrit des expériences similaires effectuées avec des gènes de grippe de 1918 sur des souris, et donnant des résultats très proches. Toutefois, quand il a testé séparément les gènes ha et na, il a trouvé que seul l'hémagglutinine de 1918 déclenche une réaction immunitaire intense, suggérant que, pour des raisons encore mystérieuses, cette protéine aurait joué un rôle déterminant dans la virulence de la souche de 1918.

À la recherche des origines

On s'interroge également sur la façon dont des souches aussi virulentes apparaissent, et, pour essayer de le savoir, nous avons à nouveau étudié les gènes du virus de 1918.

Pour comprendre les relations entre les virus de la grippe, nous avons construit des arbres phylogéniques en utilisant des séquences de gènes viraux. Un arbre phylogénique indique les relations de parenté entre différents organismes, ici les différents types de virus de la grippe. Le génome d'un virus de la grippe étant composé de huit seg­ments d'arn distincts qui peuvent se réassortir indépendamment, les études concernant l'évolution des virus doivent être effectuées séparément sur chaque seg­ment de gène.

Nous avons terminé les analyses de cinq des huit seg­ments d'arn du virus de 1918, et nos comparaisons des gènes du virus de la grippe de 1918 et de ceux des nombreux virus de grippe humains, porcins et aviaires placent toujours le virus de 1918 dans les familles humaine et porcine, mais ja­mais dans la famille aviaire (voir la figure 3). Les gènes du virus de 1918 ont cependant quelques caractéristiques aviaires, et il est probable que le virus a émergé d'un réservoir aviaire peu avant 1918. En 1918, le virus s'était suffisamment adapté aux mammifères pour se comporter com­me un virus de pandémie humaine. Où ces adaptations se sont-elles produites ?

En analysant le gène de l'hémagglutinine de 1918, nous avons trouvé que la séquence présente bien plus de différences par rapport aux séquences aviaires que n'en révèlent les sous-types h2 de 1957 et h3 de 1968. Nous en avons conclu que le gène ha de 1918 est resté un cer­tain temps chez un hôte intermédiaire où il a accumulé de nombreux changements par rapport à la séquence aviaire d'origine ; ou bien que ce gène était issu directement d'un virus aviaire, mais qu'il était très différent des gènes h1 aviaires connus.

Pour explorer cette dernière possibilité selon laquelle les gènes h1 aviaires auraient notablement changé au cours des 80 années qui ont suivi la pandémie de 1918, nous avons exa­miné, avec d'autres équipes, beaucoup d'oiseaux conservés depuis cette époque. Nous avons retenu une souche de grippe aviaire de sous-type h1 provenant d'une bernache cravant conservée depuis 1917 dans de l'éthanol dans les collections d'oiseaux du musée Smithsonian. La séquence aviaire h1 de 1917 se révéla être très proche de celle des souches aviaires h1 actuelles d'Amérique du Nord, ce qui indiquait que les séquences aviaires avaient peu changé pendant ces 80 années. Peut-être ne trouvera-t-on aucune séquence h1 aviaire ressemblant à celle de la souche de 1918 si, en fait, l'hémagglutinine n'est pas issue directement d'un réassortiment d'une souche aviaire.

Un mystérieux intermédiaire

Dans ce cas, quel a été l'hôte intermédiaire ? Le porc vraisemblablement, car il est sensible à la fois aux virus humains et aux virus aviaires. De fait, la grippe apparut simultanément chez l'homme et chez le porc pendant la pandémie de 1918, mais nous pensons que la transmission a surtout eu lieu de l'homme vers le porc. Il y a de nombreux exemples de souches de virus de grippe a humaine ayant infecté des porcs depuis 1918, mais des souches de grippe porcine n'ont été isolées que de façon sporadique chez l'homme. Néanmoins, pour étudier la possibilité que l'hémagglutinine de 1918 ait d'abord eu une forme aviaire qui se serait peu à peu adaptée aux mammifères, chez le porc, nous avons examiné la façon dont les virus aviaires évoluent chez les porcs, en étudiant une lignée de grippe aviaire h1n1 qui s'est installée chez le porc européen au cours des 25 dernières années. Nous avons constaté qu'en 20 années d'évolution chez le porc, les séquences aviaires avaient peu changé, et que les écarts étaient supérieurs dans la souche pandémique de 1918.

Appliquant ces modes d'analyse aux quatre autres gènes du virus de 1918, nous avons confirmé que le virus ayant déclenché la pandémie de 1918 pourrait bien avoir été une souche aviaire qui aurait été isolée pendant un temps des réservoirs classiques des gènes sauvages de la grippe – une souche qui, comme le coronavirus du sras, s'est mise à circuler chez l'hom­me à partir d'un animal hôte encore inconnu.

Nos analyses des cinq segments d'arn du virus de 1918 ont apporté quelque lumière sur son origine et suggèrent que ce virus pandémique était l'ancêtre commun de lignées ultérieures de virus h1n1 à la fois humains et porcins. Aujourd'hui, on ne dispose pas d'informations définitives sur l'exceptionnelle virulence de la souche de virus de 1918, mais des expériences faites sur des virus modifiés par génie génétique et contenant des gènes de 1918 montrent que certaines des protéines virales de 1918 auraient accéléré la réplication du virus et déclenché une réaction immunitaire de l'hôte extrêmement violente.

Nous espérons pouvoir étudier des virus ayant immédiatement précédé ou suivi la vague la plus meurtrière d'automne. Le précurseur direct du virus pandémique, la souche virale de la première vague de printemps, ne semble pas avoir eu l'exceptionnelle virulence de la vague d'automne ni s'être répandu aussi vite. À présent, nous cherchons des échantillons d'arn de grippe provenant de victimes de la vague de printemps, afin d'identifier toutes les différences génétiques entre les deux souches qui pourraient aider à comprendre pourquoi la vague d'automne a été plus grave.

De même, si nous retrouvons des échantillons d'arn de virus grippaux humains antérieurs à 1918, nous pourrons identifier les segments de gènes du virus de 1918 complètement nouveaux pour l'homme. Si les personnes jeunes ont été les principales victimes de la pandémie de 1918, c'est peut-être que le virus partageait certaines caractéristiques avec des souches ayant circulé longtemps avant, et vis-à-vis desquelles les personnes plus âgées étaient déjà immunisées. Enfin, si l'on retrouvait des échantillons de h1n1 des années 1920 et au-delà peut-être pourrait-on expliquer l'évolution ultérieure du virus de 1918 vers des formes moins virulentes.

Réassortiments de virus

Nous devons nous rappeler que les mécanismes d'apparition des souches de grippe pandémiques ne sont pas encore bien compris. Comme les souches pandémiques de 1957 et de 1968 avaient des protéines hémagglutinines de type aviaire, il semble très probable que leur origine ait résulté d'un réassortiment direct entre souches d'un virus aviaire et d'un virus humain. Toutefois, les circonstances de ces réassortiments n'ont jamais été identifiées, et personne ne connaît le temps nécessaire pour que de nouvelles souches déclenchent des pandémies humaines.

La souche pandémique de 1918 est même encore plus mystérieuse, car ses séquences de gènes ne sont compatibles ni avec un réassortiment direct à partir d'une souche aviaire connue ni avec une adaptation d'une souche aviaire chez le porc. S'il s'avérait que le virus de 1918 puisse avoir acquis des gènes nouveaux grâce à un mécanisme différent de ceux qui ont donné les souches pandémiques ultérieures, cela aurait d'importantes conséquences en matière de santé publique. Le séquençage d'un bien plus grand nombre de virus de grippe aviaire et la recherche d'hôtes intermédiaires qui ne seraient pas le porc, mais la volaille, les oiseaux sauvages ou les chevaux, apporteront de nouveaux indices sur la source de la pandémie de 1918. Tant que les origines de telles souches n'auront pas été mieux comprises, les efforts de détection et de prévention ne suffiront probablement pas à empêcher l'émergence d'une nouvelle pandémie.

Jeffery Taubenberger

Jeffery Taubenberger travaille à l'Institut de pathologie des forces armées, à Rockville, dans le Maryland.

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Ann Reid

Ann Reid travaille à l'Institut de pathologie des forces armées, à Rockville, dans le Maryland.

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Thomas Fanning

Thomas Fanning travaille à l’Institut de pathologie des forces armées, à Rockville, dans le Maryland.

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Références

N. Bischofberger et al., La lutte contre la grippe, in Pour la Science, n° 257, mars 1999.

J. C. Kash et al., Global host immune response : pathogenesis and transcriptionnal profiling of type A influenza viruses expressing the hemagglutinin and neuraminidase genes from the 1918 pandemic virus, in Journal of Virology, vol. 78, n° 17, pp. 9499-9511, sept. 2004.

J.-Cl. Manuguerra, La grippe du poulet, entre menaces et réalités, in Pour la Science, n° 317, mars 2004.

C. Mills, Transmissibility of 1918 pandemic Influenza, in Nature, vol. 432, pp. 904-907, 16 décembre 2004.

R. Webster et E. Walker, La grippe, in Pour la Science, n° 307, mai 2003.

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