États-Unis : le SARS-CoV-2, détecté chez une proportion importante de cerfs en liberté, est capable de se diffuser entre cervidés

Cerf de Virginie (Odocoileus virginianus), appelé en anglais white-tailed deer, littéralement cerf à queue blanche. Marc Averette © Wikimedia Commons

Le SARS-CoV-2 a été détecté, entre janvier et mars 2021, chez plus d’un tiers des cerfs vivant en liberté dans le nord-est de l’Ohio (État du Midwest des États-Unis), rapporte une étude mise en ligne le 23 décembre 2021 sur le site de la revue Nature. L’espèce de cervidé en question est appelé « cerf de Virginie » (Odocoileus virginianus). Il apparaît que le SARS-CoV-2 peut se transmettre entre cerfs contaminés et acquérir de nouvelles mutations sur sa protéine spike. Ces résultats soulèvent d’importantes interrogations sur l’avenir de la trajectoire évolutive du virus, le cerf constituant potentiellement un nouveau réservoir animal pour le virus responsable de la Covid-19.

Cette étude, dirigée par des vétérinaires de l’université de Cleveland (Ohio), rapporte que le SARS-CoV-2 a été détecté par RT-PCR dans les prélèvements nasaux chez une importante proportion de cerfs de Virginie. Plus précisément, le SARS-CoV-2 a été détecté chez 129 des 360 cervidés testés, soit chez plus de 35 % d’entre eux. Les chercheurs de l’université de Cleveland considèrent comme « alarmant » que plus d’un tiers des cerfs de leur étude ont été trouvés positifs pour le SARS-CoV-2 par PCR, ce qui suggère l’existence d’une infection virale active ou récente.

Ce taux de 35 % de cerfs infectés est comparable à celui rapporté par une autre équipe américaine en novembre dernier. L’ARN du SARS-CoV-2 avait été détecté au test RT-PCR dans 94 ganglions lymphatiques rétropharyngiens (situés en arrière du pharynx) sur 283, soit chez plus de 33 % des cervidés testés.

Publiée en novembre dernier sur le site de prépublication medRxiv, cette étude avait porté sur des échantillons biologiques prélevés dans plusieurs régions de l’Iowa entre avril 2020 et janvier 2021, chez des cerfs vivant en liberté et captifs. Les virologistes moléculaires avaient alors observé que les séquences génétiques appartenaient à plusieurs lignées virales et que celles-ci correspondaient à celles qui circulaient alors chez les humains.

La nouvelle étude, réalisée auprès de cerfs de l’État de l’Ohio, confirme donc les résultats présentés en novembre dernier qui, eux, portaient sur des cerfs vivant dans l’État de l’Iowa.

En montrant par PCR la présence du virus, ces deux récentes études vont plus loin qu’une étude sérologique parue en août 2021 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences américaine (PNAS). Celle-ci avait rapporté que 40 % des échantillons sanguins prélevés en 2021 sur des cerfs de Virginie de quatre États (Michigan, Pennsylvanie, Illinois, New York) renfermaient des anticorps anti-SARS-CoV-2.

« Les tests sérologiques sont connus pour être difficiles à interpréter et de nombreux experts en santé animale espéraient que ces résultats ne soient qu’un artéfact. Malheureusement, notre étude suggère que les anticorps observés chez les cerfs dans d’autres États pouvaient être la conséquence  d’une infection active, et que cela n’est que la partie visible de l’iceberg », peut-on lire dans l’article nouvellement paru dans Nature.

Après les cerfs infectés de l’Iowa, ceux de l’Ohio

La nouvelle étude a été réalisée auprès de cerfs vivant dans neuf sites distincts de l’État de l’Ohio. Elle indique que la prévalence variait selon les lieux de 13,5 % à 70 %. La plus forte prévalence a été observée dans quatre sites situés à proximité de zones urbaines à forte densité de population humaine. Le test RT-PCR avait significativement plus tendance à être positif pour le SARS-CoV-2 chez les cerfs mâles et les plus gros cervidés.

Les résultats montrent que des cerfs, vivant en liberté dans six endroits dans le nord-est de l’Ohio, ont été infectés par trois variants du SARS-CoV-2, à savoir B.1.2, B.1.582 et B.1.596. Ces virus n’appartiennent pas aux lignages Alpha ou Delta.

On rappelle qu’aux États-Unis les variants Alpha et Delta ne se sont largement diffusés qu’après février 2021. La collecte des échantillons est intervenue durant les six semaines après le pic de l’épidémie de l’hiver 2020-2021. À ce moment-là, le virus B.1.2 était dominant dans la population de l’Ohio : il représentait alors plus de 50 % des virus SARS-CoV-2. Ce virus a été détecté chez des cerfs vivant dans quatre des neuf sites analysés. Le variant minoritaire B.1.596 a, lui, été identifié dans un autre site. Un variant encore plus rare, B.1.582 (présent dans environ 1% des prélèvements humains) a été détecté dans un site encore différent.

Vanessa Hale, Andrew Bowman et leurs collègues vétérinaires de l’université de Cleveland (Ohio) rapportent également des données sur la séquence génétique des SARS-CoV-2 isolés. Il ressort que six événements de transmission de l’homme au cerf ont été observés, liés dans un site au virus B.1.596, dans un autre au B.1.582 et six autres au B.1.2.

Le virus SARS-CoV-2 viable (B.1.582) a été isolé chez des cerfs dans deux prélèvements nasaux, ce qui indique que des cervidés naturellement infectés hébergent du virus infectieux.

Des mutations du SARS-CoV-2 inhabituelles chez les cerfs

La transmission entre cervidés a été analysée en se focalisant sur la survenue de sept cas groupés liés au virus B.1.596. Il s’avère que des mutations inhabituelles ont été détectées dans les virus détectés à l’occasion de ce cluster chez des cerfs. Ces mutations, responsables d’un changement d’acide aminé, n’ont pas été observées chez l’homme dans la plupart des virus SARS-CoV-2 étroitement apparentés. Au total, six mutations* présentes chez des cerfs sont inhabituelles chez l’homme dans la mesure où elles ne sont trouvées que dans moins de 0,05 % des séquences génomiques analysées.

Chez d’autres cerfs infectés vivant sur des sites distincts et ne faisant pas partie d’un cluster, des changements inhabituels en acides aminés ont été observés dans la sous-unité S1 de la protéine spike. Un virus B.1.2 était porteur de la mutation H245Y dans le domaine amino-terminal (NTD) de la protéine spike. Un virus B.1.596 renfermait une mutation (E484D) dans une région clé de la protéine spike, en l’occurrence le domaine de liaison au récepteur (RBD, receptor binding domain) qui interagit directement avec le récepteur ACE2 présent sur les cellules que le virus infecte.

Il s’avère que ces deux mutations (H245Y et E484D) identifiées dans le SARS-CoV-2 de cerfs sont relativement rares dans les isolats SARS-CoV-2 humains. Elles ont été trouvées chez moins de 0,5 % de tous les SARS-CoV-2 détectés chez l’homme. La mutation E484D n’a en effet été détectée dans le monde que dans 201 séquences génomiques du SARS-CoV-2 et dans seulement 71 séquences provenant des États-Unis. Enfin, à ce jour, aucun des virus humains B.1.596 n’a été trouvé porteur de cette mutation présente chez le virus B.1.596 du cerf. À ce stade, il n’est donc pas possible de dire si cette mutation est apparue spontanément chez le cerf (mutation de novo) ou si elle a pu être exceptionnellement transmise de l’homme au cerf.

Possibilités d’évolution du virus dans un nouveau réservoir animal

L’ensemble de ces résultats indique donc que le cerf de Virginie (white-tailed deer, littéralement cerf à queue blanche) constitue potentiellement un nouveau réservoir pour le SARS-CoV-2. Ces cervidés pourraient à leur tour transmettre le virus à d’autres espèces animales sauvages.

L’étude parue dans Nature montre également que de nouvelles mutations, très peu observées dans les isolats viraux humains, ont été détectées chez les cerfs, dont une située dans le domaine de liaison au récepteur. Selon les auteurs, de telles mutations peuvent potentiellement être amplifiées dans un nouveau réservoir animal au sein duquel on observe des taux d’infection élevés et différentes contraintes en termes d’évolution génétique. Une menace potentielle doit donc être évoquée : la possibilité que des SARS-CoV-2 de cerfs, en particulier de nouveaux variants, réussissent à franchir la barrière d’espèce dans le sens inverse. Il s’agirait alors d’une seconde zoonose inverse mais dans la direction opposée à la première, cette fois du cervidé à l’homme (spillback en anglais).

« Aucun spillback n’a été observé, mais ces résultats démontrent que les virus du SARS-CoV-2 ont la capacité de diffuser dans la faune sauvage des États-Unis, ouvrant potentiellement de nouvelles voies d’évolution », déclarent les auteurs. Et d’ajouter qu’« il est urgent d’étendre la surveillance des virus SARS-CoV-2 chez des hôtes sauvages potentiels, de documenter l’ampleur du problème chez les cerfs de Virginie à l’échelle nationale, de comprendre l’écologie de la transmission et de suivre les trajectoires évolutives à l’avenir, y compris dans d’autres espèces hôtes potentielles ».

Nécessité d’une approche globale ‘One Health’

Les chercheurs vétérinaires rappellent qu’environ 30 millions de cerfs de Virginie vivent en liberté dans des zones suburbaines, rurales et urbaines à travers les États-Unis. L’Ohio compte plus de 700 000 cerfs à queue blanche en liberté, sans compter 440 fermes commerciales de cerfs.

Les auteurs font remarquer qu’« il y a beaucoup de fourrage disponible autour des résidences urbaines et suburbaines dans les jardins et plantations, ce qui attire les cerfs près des humains et de leurs animaux de compagnie. Il n’est donc pas surprenant que les cerfs des sites urbains aient un risque d’infection plus élevé dans notre étude ».

Selon eux, les milieux urbains offrent de nombreuses opportunités pour les cerfs de contacts directs et indirects avec des sources contaminées par l’homme (déchets, appâts, notamment), celles-ci pouvant servir de voies de transmission virale à la faune sauvage. En outre, des conduites d’eau présentes dans l’environnement urbain et suburbain peuvent être contaminées dans la mesure où le SARS-CoV-2 est excrété dans les selles et peut se retrouver dans les eaux usées.

Il reste à savoir comment le virus se transmet entre cerfs. Les cerfs sont des animaux sociaux vivant en petits troupeaux et se touchant les museaux. Les auteurs estiment qu’il est difficile de déterminer si les appâts (maïs à grains entiers) utilisés pour attirer les cerfs sur un site, dans le cadre de programme de régulation de la population des cervidés ou lors des activités de chasse, ont pu faciliter la transmission du virus à ces animaux sauvages. Il est à noter que les cerfs infectés par le SARS-CoV-2 semblent rester largement asymptomatiques. C’est, en tout cas, ce qui a été observé sur de très petits effectifs lors de deux études expérimentales.

Cette nouvelle étude rappelle, une fois de plus, que l’état de santé de la population humaine et des animaux sont fortement liés. D’où le concept de One Health (Une seule santé). « Il est urgent d’établir des programmes complets ‘One Health’ pour surveiller les cerfs, l’environnement et les autres hôtes de la faune sauvage dans le monde entier », concluent les vétérinaires, auteurs de l’article.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, Facebook, LinkedIn)

* Ont été observées dans ORF1ab : une délétion de 5 résidus dans nsp1 (∆82-86) et quatre mutations : nsp2_T434I, nsp2_P597L, nsp12_A382V, nsp13_M474I. Une délétion (perte de matériel génétique, ∆141-144) a également été détectée dans la sous-unité S1 de la protéine spike chez les sept virus SARS-CoV-2 impliqués dans ce cluster animal.

Pour en savoir plus :

Hale VL, Dennis PM, McBride DS, et al. SARS-CoV-2 infection in free-ranging white-tailed deer. Nature. 2021 Dec 23. doi: 10.1038/s41586-021-04353-x

Chandler JC, Bevins SN, Ellis JW, et al. SARS-CoV-2 exposure in wild white-tailed deer (Odocoileus virginianus). Proc Natl Acad Sci U S A. 2021 Nov 23;118(47):e2114828118. doi: 10.1073/pnas.2114828118

Kuchipudi SV, Surendran-Nair M, Ruden RM, et al. Multiple spillovers and onward transmission of SARS-Cov-2 in free-living and captive White-tailed deer (Odocoileus virginianus). bioRxiv. Posted November 01, 2021. doi: 10.1101/2021.10.31.466677

Cool K, Gaudreault NN, Morozov I, et al. Infection and transmission of SARS-CoV-2 and its alpha variant in pregnant white-tailed deer. bioRxiv. 2021 Aug 16:2021.08.15.456341. doi: 10.1101/2021.08.15.456341

Palmer MV, Martins M, Falkenberg S, et al. Susceptibility of white-tailed deer (Odocoileus virginianus) to SARS-CoV-2. J Virol. 2021 Mar 10;95(11):e00083-21. doi: 10.1128/JVI.00083-21

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