CheckNews
Vos questions, nos réponses
CheckNews

L'anthroposophie est-elle une secte ?

Cette «philosophie» inventée par Rudolf Steiner, pas plus que les écoles qui portent son nom, n'ont fait l'objet de signalement pour dérives sectaires. Mais l'organisme qui surveille les sectes pointe un manque de transparence et un goût pour l'occultisme.
par Guillaume Lecaplain
publié le 30 octobre 2018 à 17h58

Question posée le 09/11/2017

Bonjour,

Depuis des années, le terme d'anthroposophie fait régulièrement surface dans l'actualité, avec à chaque fois son lot de polémique. La dernière en date vient d'un article de juillet 2018 publié par le Monde diplomatique. Le journaliste Jean-Baptiste Malet y révélait un «mouvement international» qualifié de «discret et influent», d'«ésotérique» animé par une «doctrine» − si le journaliste se garde bien d'écrire le mot de secte, il en dessine tous les contours. Surtout, il établissait un lien entre l'anthroposophie et le Domaine du possible, une école ouverte par la ministre de la Culture d'alors, Françoise Nyssen, et son mari. L'enquête du Monde diplo avait déclenché une vague de réaction et la ministre avait finalement décidé «de faire une coupure claire avec l'école»,  expliquait-elle dans la Provence.

L'accusation n'est pas nouvelle : dès le 18 mai 2017, Jean-Luc Mélenchon avait salué la nomination de Nyssen par ce commentaire : «Une ministre de la Culture qui est plus ou moins liée aux sectes.»

Plus récemment et de façon beaucoup plus anecdotique, Libération a publié le 13 octobre un article sur la Nef, la banque qui place l'argent des livrets pour soutenir uniquement des projets écologiques ou solidaires. Aussitôt, les commentaires ont fusé sur Facebook : la Nef serait proche de l'anthroposophie, et «Libé fait donc la pub d'une secte», comme certains lecteurs nous l'ont reproché.

 Pas de définition officielle

Alors qu'en est-il ? On pourrait définir rapidement l'anthroposophie comme un mouvement de pensée qui se veut proche de la nature et qui voit le monde comme mû par des forces spirituelles. Il a été fondé dans les années 1910 par un Autrichien, Rudolf Steiner (1861-1925).

En 1995, un rapport de la commission d'enquête parlementaire sur les sectes en France ciblait une liste des mouvements. L'anthroposophie n'en faisait pas partie. Mais elle était en revanche bien mentionnée dans un autre rapport de la même commission, en 1999, sur la situation financière des sectes. Un recensement qu'avait jugé «complètement caduc» le président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), instituée auprès du Premier ministre lors de la création de la mission en 2005. Il n'y a plus désormais de liste des mouvements sectaires en France. Il n'existe pas non plus de définition officielle d'une secte. «Le système juridique français ne s'intéresse pas aux sectes, aux croyances, aux doctrines ou aux modes de pensées en tant que tels. Il s'intéresse aux dérives sectaires»,  insiste aujourd'hui la Miviludes.

On ne peut donc pas affirmer que l'anthroposophie soit une secte. Et concernant les «dérives» ? La situation est un peu plus compliquée. Car bien que considérées comme fantaisistes par les scientifiques, les théories anthroposophiques ont eu une postérité importante, dans la médecine, l'agriculture, l'éducation et la banque.

Dans le domaine de la santé, la Miviludes avait mentionné la «médecine anthroposophique» dans son guide «Santé et dérives sectaires», en 2012. Mais le tribunal administratif de Paris en avril dernier, a condamné cet avis. La Miviludes a fait appel de la décision, estimant qu'il n'y avait aucune «validation scientifique» de ces pratiques.

«Cornes de bovins»

Dans l'agriculture, les thèses anthroposophes ont surtout influencé la biodynamie, notamment utilisée pour la production de vin. Cette technique consiste à cultiver en prêtant attention au cosmos. Le site «réponses bio» détaille : la biodynamie se caractérise par «l'application de principes ésotériques et astrologiques, tels que l'influence de la lune et des planètes sur les cultures, ou la capture des énergies cosmo-telluriques dans des cornes de bovins enterrées dans le sol».

Une méthode peu orthodoxe défendue notamment par la journaliste spécialisée Marie-Monique Robin : «l'efficacité de la "bouse de corne" [une préparation qu'on met dans les champs, ndlr] ne relève pas de la magie, mais de propriétés physico-chimiques très rationnelles, ainsi que me l'a expliqué Friedrich Wenz, un céréalier de la Forêt-Noire, dont les résultats agricoles sont si spectaculaires que sa ferme attire, chaque année, des centaines de paysans européens», écrit-elle sur son blog. Les marques Weleda (cosmétiques bio) et Demeter (biodynamie) sont par ailleurs proches de l'anthroposophie, révélait l'article du Monde Diplomatique.

Vigilance face à l'ésotérisme

Dans le monde de l'éducation, l'anthroposophie a directement inspiré les écoles Steiner, du nom du fondateur de la doctrine. Elles fournissent une pédagogie alternative et c'est précisément dans ce domaine que la polémique est la plus vive. Le spécialiste Heiner Ullrich la résumait ainsi en 1994 pour une revue de l'Unesco : «Les uns soulignent la pratique positive d'une éducation "complète" adaptée à l'enfant et passent sous silence l'anthropologie métaphysique de Steiner. Les autres critiquent justement sans merci cette néomythologie occulte de l'éducation et mettent en garde contre les risques d'endoctrinement qui en découlent […]. Est-il possible de résoudre ce paradoxe fondamental de la pédagogie de Steiner : la création d'une pratique fructueuse sur la base d'une théorie douteuse ?» Ancien élève et ancien enseignant d'une de ces écoles, Grégoire Perra tient un blog où il dénonce très régulièrement «l'endoctrinement des élèves» aux théories anthroposophes.

Sur ce sujet, la Miviludes a produit l'avis suivant : «Dans le cadre d'une pédagogie indépendante de toute visée curative, la Miviludes n'a pas eu connaissance de cas avérés de dérives sectaires dans les écoles Waldorf-Steiner, mais il semble légitime de s'interroger sur les conséquences possibles de la pédagogie qui y est dispensée, en particulier quant à la transparence de ses références doctrinales et quant au respect de la laïcité et du socle commun de connaissances et de compétences par lequel la loi définit ce que tout élève doit savoir et maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire.» En clair, elle appelle à la vigilance quant aux fondements ésotériques qui ne seraient pas toujours annoncés clairement et au contenu des cours.

«Ni idéaliser ni diaboliser»

Enfin, dans le monde de la finance, des banques, nées dans les années 60, se sont inspirées du mouvement anthroposophe. C'est le cas de la Nef en France. L'organisme ne le cache pas : une page de son site explique cette filiation. De l'enseignement de Steiner, la Nef retient surtout «un volet social novateur dans le sens où il place le respect de la personne humaine au centre de tous les mécanismes économiques et financiers». Mais le Cercle laïque de prévention du sectarisme reproche notamment à la banque de financer des établissements scolaires de la pédagogie Steiner.

Pour résumer, on ne peut pas dire que l’anthroposophie soit une secte, même si la «médecine anthroposophique» et la pédagogie Steiner font l’objet de surveillances particulières.

Reste que l'anthroposophie, malgré son socle plus controversé, a donné naissance directement ou indirectement au mouvement bio, aux biocoop, aux banques éthiques, aux Amap… Comme l'annonce le Cercle laïque de prévention du sectarisme, «la difficulté principale lorsqu'on traite des institutions nées de l'anthroposophie en exerçant son esprit critique, c'est que, tel Janus, le dieu à deux têtes, les associations et organismes sont séduisants, souvent à juste titre et il semble difficile de ne pas les cautionner. Les aspects moins reluisants qu'il est parfois difficile de détecter ne doivent pas occulter les projets plus porteurs et vice versa. Il ne faut ni idéaliser ni diaboliser.»

Cordialement,

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus